Comment voter quand les candidats sont trop nombreux ?

Pierre-Louis Guhur
LaPrimaire.org
Published in
6 min readDec 22, 2016

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LaPrimaire.org organise une primaire présidentielle en France pour l’élection présidentielle de 2017. Son but est de démocratiser le processus des élections, en offrant à chaque Français la possibilité de participer en tant que candidat ou électeur.

La plateforme a vite du succès, et 215 candidats se déclarent ! Un problème se pose alors : comment un électeur pourrait étudier le programme de chaque candidat ? Le risque serait d’élire le candidat avec la plus grande notoriété, par exemple le dernier chanteur à la mode, puisque son programme serait davantage lu que celui des autres, sans qu’il soit plus représentatif que les autres candidats.

Pour résoudre ce problème, les organisateurs avaient une idée : « On voudrait que les électeurs ne votent que pour un groupe de candidats tirés aléatoirement pour eux. On a l’intuition qu’on retrouvera le même résultat, mais on ne sait pas comment le prouver ».

Les points clés :

  1. Postulat : Trouver la meilleure issue au vote requiert d’avoir le plus de candidats possibles.
  2. Problème : il est humainement impossible pour un électeur d’étudier les programmes de tous les candidats.
  3. Solution : proposer un lot aléatoire de 5 candidats à chaque électeur. Une phase d’agrégation réunit les votes pour décider du gagnant.
  4. Validation : Des simulations ont été menées pour vérifier la fiabilité du système de vote.

Les élections doivent réunir le plus de candidats possibles !

Plus j’y réfléchissais, plus le problème me paraissait légitime. Au fond, une élection cherche à faire émerger la solution qui conviendra le plus à une population. Pour que la meilleure des solutions possibles sorte gagnante de l’élection, encore il faut avoir listé toutes les options possibles. En augmentant le nombre de candidats, on réduit également les possibilités de triche. Tout processus démocratique devrait donc favoriser l’émergence de candidats.

Sauf que pour choisir notre représentant, encore il faut consacrer suffisamment de temps pour étudier chacun des candidats. Si on dit 10mn minimum pour examiner le programme et le profil d’un candidat, il faudrait 33h de travail pour venir à bout des 200 candidats, soit presque l’équivalent d’une semaine de travail en France.

Même si on y passait une semaine, est-ce qu’on serait tout-de-même impartiaux ? Malheureusement non : lorsque nous sommes sur-abondés d’informations, on les filtre nécessairement. Plusieurs biais cognitifs caractérisent ce phénomène, par exemple, l’effet de récence, l’effet de halo, l’ancrage mental, voire le caractère illusoire de la vérité.

Par conséquent, des mécanismes de filtrage sont mis en place par les institutions, ou par les médias. Les récentes élections américaines en sont la preuve : peu de monde connait Johnson, McMullin, Castle ou Stein, les concurrents de Clinton et de Trump, car ils ne validaient pas le quorum de 15% d’intentions de vote pour participer aux débats présidentiels, quand bien même les intentions de vote pour Johnson ont souvent été de l’ordre de 10%.

Augmenter le nombre de candidats ne permet donc pas d’améliorer la diversification des idées. En ingénierie, on aurait dit que l’élection n’est pas scalable (ou extensible pour les plus franco-français).

Comment rendre les votes extensibles ?

Nous proposons donc un nouveau système de vote, dans lequel un électeur ne vote que pour un lot de candidats, et le lot est aléatoirement tiré pour l’électeur. On l’a appelé le vote avec lots aléatoires. L’idée est simple :

  1. Lorsqu’un électeur se présente, on tire aléatoirement un lot de 5 candidats parmi tous les candidats.
  2. L’électeur vote pour les 5 candidats selon les règles d’un mode de scrutin, qu’on qualifie d’encapsulé. On peut prendre, par exemple, le vote majoritaire comme mode de scrutin encapsulé (chaque électeur donne une voix à l’un des candidats, et le candidat gagnant est celui qui a reçu le plus de voix).
  3. Les votes de chaque électeur sont agrégés, et le gagnant est désigné.

Cela rend les votes extensibles, car quelque soit le nombre de candidats (200 candidats, voire 1000 candidats ou plus), les électeurs n’auront à se concentrer que sur 5 d’entre eux. Nettement plus facile !

Autre avantage, les heuristiques aléatoires permettent de protéger le vote contre les manipulations ou les corruptions. Enfin, même un candidat avec une notoriété nettement supérieure (le dernier chanteur à la mode) n’aura pas un avantage prépondérant sur les autres.

Le côté déroutant est de ne pas forcément pouvoir voter pour son candidat préféré. Mais c’est peut-être l’occasion de s’intéresser à d’autres familles politiques que la notre ?

Comment la phase d’agrégation fonctionne pour s’assurer que le vote ne soit pas biaisé ?

Il reste à voir si le tirage aléatoire et la phase d’agrégation permettent de reconstruire des résultats fidèles aux souhaits des électeurs, c’est-à-dire si le vote est biaisé ou non. Pour que le vote soit juste, on impose trois axiomes à respecter.

  1. Chaque candidat doit apparaître autant de fois que les autres. Si cette condition n’est pas nécessaire pour certain mode de scrutin, elle garantit l’impartialité.
  2. Chaque candidat doit être confronté autant de fois à n’importe quel autre candidat. Pour comprendre cette condition, imaginons une élection où les candidats Sarkozy, Bayrou et Hollande sont les grands favoris, mais que Sarkozy et Bayrou sont toujours dans les mêmes lots, tandis qu’Hollande n’est jamais confronté à eux. Avec le vote majoritaire, Hollande a un avantage évident sur Sarkozy et Bayrou : il recevra plus facilement les votes dans les lots où il apparait que s’il était confronté à un autre favori. Avec le jugement majoritaire, Hollande est également avantagé, car notre jugement dépend des jugements qu’on adresse aux autres candidats (c’est l’effet de leurre).
  3. Le résultat de l’élection doit être le même que si l’élection se déroulait selon des conditions parfaites (pas de manipulations, pas d’erreurs de partialité). Les différences de résultat dépendent du nombre de vainqueurs à l’élection : il n’y en a pas forcément qu’un seul, surtout dans le cas d’un second tour.

On a donc simulé ce système de vote plusieurs milliers de fois pour vérifier sa fiabilité. Pour vérifier le 3., il a fallu simuler un vote réalisé dans des conditions parfaites. Pour cela, on est partis de résultats du jugement majoritaire réalisé par OpinionWay et commandé par Terra Nova, puis on a ajouté des candidats fictifs par loi gaussienne. Vous pouvez vous-mêmes tester le vote grâce à un notebook IPython.

L’expérience de LaPrimaire.org

Du 26 octobre au 6 novembre 2016, LaPrimaire.org a réalisé son premier tour. Sur les 215 candidats déclarés, seulement 16 ont été qualifiés à l’issue de la pré-sélection, et 4 candidats ont arrêté ou ont fusionné avec d’autres candidats.

Bien que le nombre de 12 candidats semble raisonnable pour une élection, le vote avec lots aléatoires a été tout-de-même employé. En effet, un certain nombre d’électeurs ne connaissaient que peu les candidats avant l’élection : ils auraient donc passés 2h à étudier les candidats (à raison de 10 min par candidats) ! Nos calculs demandaient au moins 10 000 électeurs pour valider le vote, ce qui a été respecté.

Pour le vote encapsulé, on a choisi le jugement majoritaire au lieu du vote majoritaire en tant que mode de scrutin encapsulé. Le jugement majoritaire a été développé par Michel Balinski et Rida Laraki dans les labos de l’École Polytechnique. Chaque électeur est amené à juger les autres candidats avec 5 mentions de « Très bien », « Bien », « Assez bien », « Passable » à « Insuffisant ».

Les résultats du premier tour sont disponibles en ligne. Si les caractéristiques de ce vote ont pu étonné certains votants, les retours ont été globalement positifs.

En conclusion

Comme peuvent le dire les cuisiniers: “garbage in, garbage out” ! Pour qu’une élection fournisse le meilleur candidat, encore il faut que ce candidat soit présent à l’élection, et donc lister le plus de candidats possibles. Cependant, des filtres cognitifs nous empêchent de voter impartialement. Des mécanismes artificiels (quorum de signatures de maires, d’intentions de votes, …) ont été établis pour limiter le nombre de candidats. Nous avons voulu dépasser ces mécanismes, alors nous avons préféré construire un nouveau système de vote. Celui-ci s’encapsule autour d’un mode de scrutin, et les électeurs ne votent que pour un lot aléatoire de candidats. Les tests de simulation sont disponibles en open source. Lors du premier tour de LaPrimaire.org, plus de 50 000 votes ont été émis !

EDIT

Les résultats du second tour sont parus (avec la victoire de Charlotte Marchandise-Franquet) depuis la publication de l’article, et sont très proches de ceux du premier tour. Cela confirme notre démarche !

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